"ENGRENAGES" - Livre I. Chapitre 2.

Livre I Chapitre 2

    En pressant un peu le pas, j'ai réussi à regagner la surface à une heure qui va, le cadrant noir l'horloge de la gare me l'assure, me permettre de ne pas être en retard à mon poste. Je longe la voie ferrée pour descendre dans les entrailles du centre ville vers les arcades marchandes, regroupement de magasins et de stands installés sous une structure à l'armature métallique qui forme voute de verre. Les devantures se sont dotées de grandes vitres mais les entrées sont toujours décorées d'un noren, court rideau de tissu qui indique que l'établissement est ouvert. En peut y lire leur activité, des traditionnels bains publics aux récents magasins de jouets. Une foule dense se presse dans un foisonnement de tissus colorés et de dialectes divers. A cette heure matinale, les enfants en uniforme, culottes courtes, casquettes et capes de laine courent pour dépasser les hommes d'affaires, kimonos sombres et hauts de forme rutilants. Les travailleurs journaliers fraîchement débarqués des campagnes, épaisses vestes de coton bleu et sandales de paille, frottent leurs épaules contre celles des femmes mariées, fourrures sur les épaules et geta de laque.

    Je vois passer une jeune femme au visage blanc de neige, l'amande de ses yeux noirs fardée d'amarante. Elle est vêtue d'un riche kimono, véritable chamarré de couleurs, dont la base carminée est strié de pétales de mauve sur lesquels deux grues étendent leurs ailes pourpres, poursuivies dans leur vole par une traîne de pissenlits. Ses cheveux soigneusement remontés sont ornés de fleurs de fuchsia qui tombent jusqu'à effleurer sa joue et dont je réalise, comme elle passe à côté de moi, qu'elles sont véritables. Son obi jaune forme un noeud que je vois tomber très bas en la suivant du regard. Elle marche en tenant d'une main l'avant de son kimono, dévoilant un dessous de kimono rose. Elle est sublime, comme descendue d'une estampe pour marcher parmi les mortels.

    La jeune femme est une o-hana, littéralement une fleur, un de ces artistes qui vivent en distrayant de riches patrons auxquels elles servent le thé le jour, le sake la nuit, en jouant du shamisen, en dansant ou en chantant. Elles sont néanmoins réputées expertes dans l'art de la conversation. Les o-hana sont des virtuoses et, si leur talent est incontestable et leur art admirable, leur activité ne consiste jamais qu'à mentir à leurs clients en leur laissant croire qu'elles sont exactement ce qu'ils attendent, le temps d'une soirée. Certaines apparaissent frivoles sous la plume des grands maîtres d'estampes qui aiment à dépeindre leurs relations tumultueuses avec ces dulcinées vénales, et la littérature du temps traîte souvent des difficiles amours d'un homme libre et d'une belle fleur, mais ce genre ne m'attire pas. Les mensonges, les jeux du coeur, la chasse, la bataille ou encore la confession d'amour pathétique sont autant de déformations auxquelles je ne souhaite pas me prêter. Aucun homme ne saurait être indifférent à ses charmes, pourtant, celui qui la révulse comme celui dont elle s'éprend, elle servira, sans favori. J'ai déjà bien assez de mon masque sans avoir à jouer avec celui d'une autre. Je laisse sa beauté s'éloigner.

    Derrière elle, une petite servante la suit, qui tient contre sa poitrine les affaires de sa maîtresse. Sa tenue est autrement plus modeste, son kimono sans motif est shishi-iro, ou couleur de viande, une teinte bâtarde entre le rose et l'orangé qui rappelle la chair du saumon. Un pigment qui rappelle la carnation des jeunes filles de son âge. Sa maîtresse a voulu s'assurer qu'elle ne l'éclipse pas le moins du monde et l'a habillée de sorte à être aussi peu visible que possible. Le noeud de son obi jaune est un petit bouton dont les bords dépassent maladroitement et elle clopine dans ses geta avec la démarche d'une petite fille. Cette honnêteté, les Nippones semblent la perdre quand elles deviennent femmes, appliquées qu'elle sont à dissimuler leur honshin, leurs véritables sentiments. Je ne comprends pas comment les hommes supportent cette situation terrible où leurs amantes comme leurs épouses les tiennent près de leurs corps mais à distance de leurs coeurs.

    Cette beauté dont elles ne se parent que pour mieux se cacher me semble fort vaine et j'en perds le goût de les peindre.

    Le souvenir de la jeune fille du train me revient. Dans son étrange kimono aux motifs si modernes, suspendue à sa montre, à son livre, c'est son âme qu'elle semblait porter contre sa peau de pêche. Si je devais la représenter, il me faudrait aller au-delà de l'esthétique du vêtement, de l'objet et même du corps pour capturer cette essence qui l'habite, cette jeunesse qui la définit, cet esprit du temps qui la possède. La photographie ne saurait certainement pas même l'effleurer. Seule la peinture peut rendre l'invisible apparent, le sous-entendu évident, l'immatériel palpable.
   
    Ma progression pensive m'a amené jusqu'à la voute de métal entortillé qui marque la fin de l'arcade commerciale. Devant moi s'ouvre le quartier de l'Imprimerie, où des bâtiments de pierre rouge, maisons d'édition et bibliothèques, su succèdent le long de l'avenue qui traverse toute la ville. C'est ici que je viens, sous couvert de recherche, exercer ma mission.

    Pour quelques-uns - dont je suis - la guerre continue. Nous sommes autant de soldats en civil dont l'existence a été tenue secrète depuis le cessez-le-feu, stratèges, sociologues et - c'est mon cas - hommes d'art. Notre bataille est la toute dernière, notre objectif, nous assurer que ce pays, que nous avons passé trois ans à détruire puis autant à reconstruire ne se retourne pas contre nous à nouveau. C'est dans ce but qu'a été ouvert en 1888 le Bureau d'Examen des Publications, sous l'autorité des forces alliées d'occupation. Nous sommes invisibles, comme l'était le bureau de la censure et de la répression politique pendant la guerre, et jusque récemment, le public n'avait même pas conscience de notre existence.
   
    La partie artistique du Bureau est hébergée ici, dans une ancienne école qui appartenait à une grande famille qui finançait un parti nationaliste, et dont les biens ont été saisis après la victoire.  L'imposant bâtiment est l'exemple même des innovations architecturales qu'on observe dans les années qui précèdent la guerre, où on fait le choix de s'inspirer du style européen sans pleinement le reproduire et qui produit donc non pas un faux, mais une nouveauté. Au-dessus de la porte de bois sombre et massif, une large pancarte annonce "Bibliothèque de recherche artistique" en caractères calligraphiés creusés dans la planche. En entrant, on trouve le rez-de-chaussée qui est un bureau d'accueil apposé à un immense escalier. On pourrait, à ce moment là, parfaitement se trouver dans une grande maison du vieux monde. Les étages ont été fournis en livres, organisés en étagères, qui sont consultables pour les chercheurs, sous réserve de se présenter avec une lettre d'invitation. Il va sans dire que peu se présentant et nul n'obtenant l'autorisation, ces salles de lecture sont gardées vides.

    Nous, les censeurs, sommes le secret de ce bâtiment, cachés au sous-sol dans une immense salle éclairée à la lampe où résonne en permanence la mitraille des machines à écrire. En descendant un escalier auquel on accède par une trappe derrière un bureau, on accède à une cave sans fenêtre. L'air y est embaumé de l'odeur subtile qu'est le mélange de l'huile d'éclairage, du charbon du poêle et du tabac américain. Les censeurs s'y relaient, arqués sur leurs pupitres à la lumière d'une faible lampe. Mon arrivée est saluée par trois têtes qui se tournent et se baissent en articulant "Bonjour, sensei."

    Notre équipe est essentiellement constituée de jeunes femmes dont certaines ont tout juste vingt ans et sortent tout juste de trois ans d'école d'art sur le continent.  Elles ont en commun d'être toutes de descendance nippones, à des degrés divers, et elles m'appellent sensei, terme qui signifie maître comme on dit maestro et est un signe de déférence envers un homme de lettres ou de sciences. Leur travail consiste à passer en revue les matériaux artistiques - estampes, gravures et autres reproductions artistiques - avant leur impression. Tous ces documents leur échouent après censure préalable des services de censures normaux, qui isolent les travaux contestés et soulignent au crayon les passages problématiques, ceux qui évoquent la guerre, utilisent des termes interdits ou défendent des idéaux socialistes, hostiles à l'occupation. Une fois ce travail de censure achevé, les livres et les placards nous parviennent, et mon époque doit se prononcer sur le sort des images. Mes collègues reprennent les matériaux causant un contentieux, isolent les reproductions qui pourraient enfreindre le Code Presse et me les transmettent. Je prends alors la décision de censurer ou non, et fais envoyer une lettre à la maison d'édition pour demander le retrait ou la modification, sous peine de quoi l'ouvrage se verra refuser le droit de publication.

    Je vais m'installer dans mon fauteuil non loin du poêle et commence à parcourir les feuilles qu'on a empilées sur ma table basse pour examen. On retrouve les habituels coupables - essentiellement des gravures pathétiques accompagnant des romans qui imitent la prose socialiste européenne. On y voit des enfants affamés, des jeunes filles forcées à la prostitution, des peuples des nouveaux territoires conquis, envoyés aux travaux forcés. On peut lire des sous-titres illustrants - "Depuis l'âge de 3 ans, Ginzô n'a d'autre mère que la rue" ou "O-sen voulait seulement que sa famille puisse manger" ou encore "Pour avoir jeté une pierre à un officier, Kunné a été condamné à dix ans de travaux forcés". Il va sans dire que ceux-là ne peuvent pas être publiés. La population est d'ores et déjà assez agitée sans qu'on lui offre une littérature destinée à déchaîner les passions. Je sais également que pas plus tard que ce matin, j'ai aperçu dans la rue des jeunes femmes qui consultaient des gravures sur le stand d'un marchand d'estampes, parmi lesquelles j'ai cru reconnaître plusieurs matériaux que je me souviens avoir interdits. Vain métier que celui de l'homme qui veut entraver la créativité. Quel que soit son effort, l'artiste et le partisan le contourneront.

    Dans le tas, je trouve soudain un shunga, représentation caricaturale d'une scène de coït, la tête du sexe de l'homme, dont les proportions ont été fortement exagérées, pénétrant une femme dont le kimono rouge est relevé sur son dos. Bien que fortement érotique, l'estampe n'enfreint ni la loi nippone, ni le Code Presse de l'occupation. Je l'observe en vain - même avec une couleur typiquement socialiste, on ne peut imaginer un message politique inspiré par les révolutionnaires.

    "Excusez-moi, sensei ?"

    Je lève le nez et trouve le visage très rond de Maya penché vers moi avec, derrière elle, une jeune fille que je ne connais pas. Maya travaille ici depuis bien longtemps, elle est l'une des premières à s'être installée entre ces murs et connaît très bien les milieux politiques locaux. Je me demande parfois si elle n'a pas été présente sur le territoire ennemi tout le long du temps de la guerre. Elle est plus âgée que les autres filles du bureau et est la seule qui s'adresse à moi sans hésiter.

    "Je vous présente Mariko. Elle vient de rentrer au bureau, elle va remplacer Chikako."

    Je ne suis pas certain de savoir qui est Chikako. L'équipe a un nombre total de trente filles qui se relaient en permanence et avec qui je ne m'entretiens pas personnellement, je ne connais donc pas tous leurs visages et encore moins leurs noms. Je reporte mon regard sur la nouvelle. Elle a l'air d'avoir la seconde vingtaine, ses pommettes sont hautes et ses dents en avant lui empêchent de fermer complètement la bouche.

    "C'est vous qui avez mis ça sur mon bureau ?"

    La jeune fille s'incline et émet un couinement en guise de réponse.

    "Je ne vous ai pas entendu. Est-ce oui, ou est-ce non ?"

    "Ou… oui, c'est moi."

    Je tiens l'estampe devant moi un instant, puis la lui présente.

    "…ça vous dérange, ça ? Ça vous dérange, n'est-ce pas ? Oui, ça vous dérange…"

    Je la retourne pour la regarder à nouveau.

    "Dieu est mon témoin, elle me dérange aussi."

    Je dépose l'estampe sur la table et ramène mes yeux vers la nouvelle.

    "Mais notre travail ne consiste pas à juger. Nous avons tous des jugements, vous, mademoiselle Maya, moi. Mais votre travail, c'est de suivre le Code Presse à la lettre et mon travail, c'est de passer derrière vous. Nous existons dans le but d'éviter qu'aient lieu des débordements et pour réduire l'influence d'idéologies haineuses. Nous ne sommes pas des missionnaires mais des soldats chargés de la Sûreté Publique."

    Elle rentre la tête dans les épaules et hoche régulièrement du chef.

    "Je pensais que cela nuirait à la Sûreté Publique."

    "C'est une erreur totale de jugement de votre part. Aussi indécente et avilissante soit-elle, la pornographie n'est en rien un facteur d'insécurité. Pour travailler dans cette unité, il faut savoir faire preuve de discernement. Il faut savoir vous détacher de vos valeurs personnelles et vous concentrer sur votre mission comme elle vous a été définie. Que cela vous dérange, soit, mais vous n'avez pas l'autorité pour décider - moi-même, je n'ai pas cette autorité. Savez-vous ce qui se passerait si les censeurs avaient le pouvoir de décider ce qui doit être aboli ? Nous reviendrions à la dictature, voilà ce qui se passerait. Sans parler du désordre public, si demain, nos agents purgeaient les rues de toute estampe érotique. Imaginez-vous seulement l'ampleur du scandale, et la violence qu'il causerait ? Tous les hommes, et même certaines femmes de ce pays seraient dans la rue et attaqueraient à vue tout ce qui leur rappelle l'occupation. Voilà ce que vous pourriez créer, une révolte qui jetterait l'Union hors de ce pays."

    "Vous êtes toujours aussi dur, sensei." remarque Maya, qui pose une main sur l'épaule de la nouvelle qui regarde la tête baissée.

    Je tends l'estampe à Maya qui la saisit en me souriant exagérément, les yeux plissés, les lèvres pincées.

    "Vous avez compris ? Allez me remettre ça avec le reste."

    Elles retournent à leur coin de pupitres et se mettent à chuchoter. Je retourne à ma pile, où les pastiches de Hugues Vigo se suivent et se ressemblent. Censeur d'oeuvres d'art n'est décidément pas la position dans laquelle je me voyais quand j'ai obtenu mon diplôme.

    J'ai été approché par un agent du bureau de la contre-propagande en 1885, alors que je m'apprêtais à partir au front. Mon avis de réquisition en main, j'avais descendu les escaliers, gauche dans mon nouvel uniforme, et je l'avais trouvé là, dans mon salon, assis devant une tasse de thé qu'il n'avait pas touchée. Il portait un costume impeccable, de la redingote de velours aux bottes vernies, il était aussi rasé de prêt, ses favoris soigneusement taillés. Le personnage avait immédiatement fait le plus grande effet à ma mère, qui s'était retirée en me glissant "Il est envoyé de Dieu." Si j'avais suffisamment lu ma bible à cette époque, j'aurais su que celui qui se présente au moment où tout semble perdu pour proposer un incroyable marché n'a rien du Saveur.

    Cet homme, je ne l'ai jamais revu, et pourtant, je dois à son intervention le tournant majeur de ma vie. J'étais un jeune professeur d'histoire de l'art oriental à l'université de Princeton quand un courrier m'a appris que, comme les autres jeunes gens de ma génération, il était temps pour moi d'aller défendre mon pays contre la menace asiatique. J'ai encore peine à croire que le gouvernement avait réellement l'intention de me mettre un mousquet entre les mains et de m'envoyer me battre contre l'Empire nippon.

    L'agent m'a affirmé que je pouvais servir mon pays de façon autrement plus efficace qu'en allant me laisser tuer sur le champ de bataille. Il m'a assuré qu'il fallait des hommes comme moi, dévoués à leur pays, pour prouver que les Américains de descendance nippone n'étaient pas des traîtres mais bien des patriotes si loyaux envers l'union qu'ils étaient prêts à la défendre jusque contre leur contrée d'origine. Il a flatté mon orgueil d'homme instruit d'une main, a agité ma peur de la mort de l'autre, pour finalement me proposer une solution qui ne ternirait pas mon honneur.

    Peut-être a-t-il usé de connaissances générales sur la nature humaine qui lui servent quotidiennement pour recruter ses agents, mais le jeune homme que j'étais s'est cru lu comme un livre et, aveuglé par la perspective de ne pas avoir à risquer la mort, j'ai sans plus réfléchir signé, et ainsi renoncé à ma vie.

    J'ai d'abord été utilisé pour la contre-propagande dans les vastes bureaux qui font partie des possessions secrètes de l'armée sur le sol américain. J'y passais mes journées à superviser des illustrateurs qui créaient des affiches et des pamphlets imagés destinés à désespérer l'ennemi ou à amener la population à se révolter. Certains s'affirmaient étrangers, d'autres prétendaient être locaux, tels que ceux qui datent de la dernière année de guerre, où le pays connait une famine et où nous inondions les campagnes de feuillets qui représentaient les militaires à des banquets. J'avais, en même temps, la possibilité de continuer d'enseigner à Princeton et, mieux encore, on me laissait suffisamment de temps libre pour que je me dédie à mon oeuvre.

    La fin de la guerre venue, je pensais être délivré de ces obligations, mais c'est sans compter le contrat qui me lit à l'armée pour dix années. J'ai été contraint d'abandonner mes étudiants et de vendre mon atelier pour venir m'installer ici, où je travaille tôt le matin dans une petite cave mal éclairée et mal chauffée pour contrôler le travail de filles à peine instruites, sorties tout droit des campagnes, et ce jusqu'à ce que "les objectifs de l'Occupation soient atteints". Je doute fortement que ce jour arrive jamais.
   
           On nous a menti. Notre propre propagande nous a toujours présenté une nation asservie par un état-major qui les nourrissait de mensonges d'une part, les affamait de l'autre. Mais deux ans après le démantèlement du système militariste, malgré l'instauration d'un parlement élu, malgré la mise en place de débats sur les questions sociales et religieuses, malgré les écoles publiques, les journaux, les magazines, je vois ces gens qui ne se comportent pas en individus mais en fonctions, sujets volontaires au service permanent de l'ordre et de l'intérêt général.

            Naïf - plus encore que les autres, sans doute - j'avais cru à ce mythe de la faction dictatoriale ayant établi un Etat qui contrôlait, ou plutôt gérait la population comme si chaque individu lui appartenait. J'avais cru que les Nippons avaient accepté la servitude parce qu'ils n'avaient pas d'autre choix, et j'étais convaincu que ce système s'écroulerait sur lui-même avec la défaite. Qu'une fois que l'alternative démocratique leur aura été présentée, ils prendraient goût à l'individualisme. J'imaginais que les classes moyennes et basses se lanceraient dans l'entrepreneuriat, que les femmes se saisiraient des affaires politiques, que les grands ensembles financiers comprendraient l'intérêt de l'économie de marché et intègreraient le concept de compétition. J'imaginais qu'ils allaient voir raison.

            Au fond de la boite de Pandore, reste le manuel du miracle américain. Les Nippons semblent en bonne voie pour provoquer un miracle bien à eux.

            L'idée qu'il y a tout juste deux ans, nous étions en guerre contre eux est devenue terriblement angoissante. Alors qu'ils étaient restés toute leur histoire un pays féodal, soumis à la vassalité, en 1840, ils devenaient la première nation industrialisée d'Asie. Jeune homme, mon père a fui un pays de bois et de bambou qui s'était jeté dans une guerre mondiale avec une poignée de navires, quelques canons, peu de mousquets, mais la guerre a vu leur économie exploser, essentiellement grâce à leur industrie des armes. Face à leur résilience, j'ai le sentiment que nous ne serons jamais véritablement en paix. Ces gens ne changeront pas d'eux-mêmes. On leur a donné des armes et ils se sont jetés à la mort. Si nous ne faisons pas évoluer leurs mentalités, ils continueront à trimer, à se prosterner, et à se sacrifier. A mesure que leur pays prospère, je sens la sécurité du mien menacée. Toutes ces connaissances que l'Europe leur donne dans le simple but de faire du profit vont finir par se retourner contre nous. Leur armée reviendra en force, mieux préparée que jamais.

    Cette pensée fait monter en moi une bouffée de panique. Je sens mon coeur accélérer au point de rendre ma poitrine douloureuse. Tous les matins, tous les soirs, je dois regarder ce pays qui s'enrichit et se modernise, mais qui reste nationaliste, raciste et exclusionniste. Je ressens cette menace permanente jusque dans ma chair et, les yeux grands ouverts, j'ai ce cauchemar dans lequel je suis démasqué et battu à mort par une foule en colère.

    Je suis attaché, pieds et poings liés, à ce pays dont je ne veux rien.

    "Sensei ?"

    Je suis dérangé par Maya qui est à nouveau penchée sur moi, son visage bien trop proche du mien à mon goût. Elle me contemple un instant, attendant que je finisse par froncer les sourcils pour parler.

    "J'ai fini ma nuit, je vais rentrer."

    J'acquiesce de la main et elle s'éloigne dans un claquement de bottines accompagné d'un bruissement de tissu. Je laisse mon regard glisser de sa taille encorsetée à ses jupes noires jusqu'à voir ses talons disparaître dans l'escalier. Portée par ce corps gracile, elle serait une fort jolie fille, s'il était possible de faire abstraction de son visage plat de chat persan, et de cet air boudeur que lui donnent ses pommettes larges et ses sourcils trop droits. Elle ne se cultive au demeurant pas, dans ses chignons sévères et ses robes sombres qui la font plus ressembler à une domestique qu'à une femme de savoir. La trappe s'ouvre en grinçant puis se referme. J'entends une voix féminine lui souhaiter "o-tsukare-sama", formule qui salue la personne qui part en la remerciant de son travail, puis son pas s'éloigne.

    J'ai, depuis mon arrivée au bureau, plusieurs fois contemplé l'idée de courtiser Maya, avec en tête de l'épouser. A un homme de ma position, et considérant l'injustice que la nature lui a faite, elle ne se refusera sans doute pas. Qui plus est, malgré sa disgracieuse figure, elle a certains charmes et son caractère me convenir. Sa diligence et son intelligence sont deux qualités essentielles qu'on trouve rarement assemblées en une seule femme. Celles qui pensent, souvent, méprisent les hommes quand celles qui ne pensent pas leur sont dévoués. Je suis assez rebuté par la perspective, néanmoins, de la prendre pour femme tout en sachant que je ne serai jamais si subjugué qu'elle me fera tomber à genoux dans l'adoration. Peut-on jamais choisir une épouse qu'on ne saurait révérer ? Ou est-ce justement la Saint Vierge que l'on révère, l'épouser que l'on entretient et la maîtresse que l'on adore ?

    Je trempe mes lèvres dans le thé qu'on vient de me servir en continuant d'inspecter les dernières estampes. Une d'entre elles, particulièrement odieuse, attrape mon oeil et me fait violemment tiquer. On y voit représentée une femme dans kimono blanc orné d'un immense cercle rouge que deux hommes blancs maintiennent par les poignets et les chevilles, leurs sexes représentés comme presque aussi longs que leurs bras pointés vers son bassin. Leurs traits ont été déformés pour ressembler à ceux des démons qu'on retrouve dans les illustrations des contes pour enfants. L'un porte l'uniforme impérial et la barbe russe qui joint les favoris à la moustache, qui symbolisent les armées d'Europe, l'autre est noir et hirsute, vêtu d'un uniforme d'unioniste qui représente l'Amérique. Je jette cette illustration révoltante sur la pile des rejetés. Si le dessin est en soi grossier et avilissant, l'idée exprimée l'est plus encore. La propagande des nationalistes a cela de terrible qu'elle ne recule devant aucun argument, aussi fallacieux soit-il. Ce pays ne saurait être confié à des gens si malhonnêtes qu'ils refusent de voir la situation de privilège total dans laquelle ils se trouvent par rapport à leurs voisins de l'Orient. La Chine, découpée en provinces, peut leur envier d'avoir pu rester un territoire entier, l'Inde, dont les élites ont été supplantées, regarde avec envie leur gouvernement autonome et l'Indochine, en proie à la guerre civile, n'ose rêver d'autant de paix et d'abondance. Le miracle nippon, c'est aussi l'indulgence du reste du monde.

    La dernière gravure de la pile est le travail d'un auteur que j'ai placé sur la liste des bannis de publication et qui atterrit donc dans mes mains sans passer par la censure. La signature est facilement reconnaissable, il s'agit de l'idéogramme qui signifie "le mortier" sur lequel sont appliquées les lettres romaines USU, qui sont sa lecture. La première fois qu'une oeuvre portant cette marque est arrivée devant moi, c'est sur une énième représentation pathétique, avec son prolétariat de squelettes qui travaillaient, littéralement, à la chaîne pour faire tourner une machine qui nourrissait des hommes et des femmes obèses en tenues royales, assis sur des trônes. "Quel nom laid." doit être la première réaction que la signature m'a inspirée. Néanmoins, en y approchant l'oeil, j'ai pu constater la complexité de la composition, la précision des lignes, le respect parfait des proportions. Au regard de ces particularités, j'ai pu, avec certitude, conclure qu'il s'agit du travail d'un artiste de formation classique rigoureuse, qui aura été un élève brillant aux Beaux-Arts d'une capitale européenne. La découverte a été si déconcertante pour moi que j'ai pris Maya à témoin. A quoi bon être assez habile pour se livrer à une réalisation si complexe avec une technique si appliquée, pour venir s'enterrer dans ce pays qui s'ouvre à peine à l'Art et s'abaisser à ne peindre que du matériel à propagande ?

    J'observe depuis l'évolution de ses oeuvres, et constate qu'il se fait très précis, avec des dates telles que le 9 octobre 1869, la révolte des paysans du Nord, ou le 2 août 1881, où les militaires tirent sur le peuple qui proteste contre la guerre. Elles s'emparent également de l'actualité. J'ai entre mes mains une représentation qui montre des policiers armés de bâtons poursuivant dans la rue des jeunes filles à moitié nues qu'ils battent copieusement, certaines gisent sur le pavé et l'une d'entre elle tend la main vers quiconque regarde l'estampe. Dans le fond, on peut voir un bâtiment de pierre rouge accolé de quelques baraquements desquels sort une épaisse fumée noire. Il s'agit probablement de la grève des fileuses, qui s'est finalement achevée il y a quelques jours, et que l'artiste dépeint, selon la version socialiste, comme un massacre de jeunes filles. La chose est absurde, car quel homme d'affaire voudra la mort de son outil de travail, et quel gouvernement aura besoin de verser le sang pour contenir quelques enfants prises d'un accès de colère ? Sa représentation même des fileuses est choquante, les jeunes filles qui travaillent dans les ateliers ne se promènent certainement pas dans des haillons blancs en pleine rue. J'ai d'ailleurs lu, pas plus tard qu'hier, un article de journal qui décrit ces ateliers qui sont la fierté du pays, et causent la convoitise de nombreux entrepreneurs européens qui vont jusqu'à s'établir ici dans le seul but de bénéficier des techniques novatrices de teinte et de tressage mises au point avant la guerre. Les ouvrières sont choisies à un âge tendre selon la tradition japonaise, qui considère que les objets fabriqués par des mains vierges sont les plus purs. On les décrit comme copieusement nourries, logées sur leur lieu de travail et leur salaire est de loin supérieur à celui des artisanes ou des paysannes. Pourtant, il y a dans leur travail une souffrance suffisante pour les amener à se rebeller, quitte à perdre ce travail qui est tout ce qu'elles ont.

    Cette haine si forte qui semble animer une proportion si infime des gens de ce pays me trouble et m'égare. Autant de colère, une telle soif de sang et de violence ne sont pas des choses qui s'évaporent si on les ignore. Cette rage, elle s'infiltre dans les esprits, elle s'attise à l'aide de toutes ces images et de ces mots que nous tentons de contenir, et puis, elle provoque une guerre. Voir, dans une nation si docile, une minorité si virulente a quelque chose de terrifiant, d'autant plus que leur mouvement semble se répandre de plus en plus rapidement aux couches populaires de la société. J'ai longtemps confié mes inquiétudes à Maya, qui les a écoutées le plus souvent en silence. Elle ne semble pas voir ce que je vois. L'engrenage est lancé et je ne peux imaginer, à ce jour, aucun général, aucun héros populaire qui serait en mesure de l'arrêter d'un geste de la main.

    Face à mon impuissance, je me suis trouvé un autre tourment, plus personnel et plus languissant, qui m'éloigne des aigreurs angoissées que me donnent les troubles politiques. Le mystère du mortier occupe désormais une part immense de mon attention et me permet de concentrer mes efforts d'enquête. J'ai écrit plusieurs fois à la direction du bureau pour les encourager à le chercher, sans trop de succès. Les écrivains révolutionnaires sont traqués avec professionnalisme mais les artistes sont considérés comme une menace plus secondaire. Les indices que je vois à travers son art me laissent deviner qu'il s'agirait d'un européen d'origine nippone ou un nippon parti étudier à l'étranger qui aura fréquenté les Beaux-Arts à Paris ou à Londres. Il y a probablement été exposé à la culture socialiste qui semble y bouillir depuis les années 1870. Après cela, il est rentré au Japon et s'est lancé dans la peinture de propagande, peut-être après avoir établi des contacts avec les révolutionnaires, ou peut-être de sa propre initiative. Si je pouvais le trouver, si j'arrivais à déchiffrer cette énigme, si je trouvais comment ramener cet homme à la démocratie, peut-être aurais-je alors contribué, fait ma part, mon enrayer la machine infernale.

    Je jette un coup d'oeil vers les pupitres pour m'assurer qu'on me voit pas et roule rapidement l'estampe que je glisse dans un tube cartonné sur lequel je jette ma redingote. Une fois ma prise confirmée, je tousse pour attirer l'attention des filles qui se retournent rapidement.

    "Bonne journée, mesdames." leur dis-je en plaçant mon chapeau sur ma tête.

    Elles me saluent tandis que je me dirige vers l'escalier, m'efforçant de me contenir pendant que mon coeur bat à un rythme fou jusqu'à la seconde où la secrétaire referme la trappe derrière moi.

    Je ne suis pas dans le déni au point de ne pas réaliser à quel point ce que je fais est non seulement stupide et mais fondamentalement dangereux. Bien que je sois fortement respecté du fait de mes connaissances et de la qualité de mon travail, je ne doute pas une seconde que, si on découvrait que je dérobe du matériel censuré, je pourrais être soupçonné d'être un agent double, voire même un socialiste converti. Et pourtant, cette déviance, cet unique acte de désobéissance qui est fondamentalement sans conséquence pour la censure ou l'occupation, est devenu ma seule satisfaction artistique. Certains hommes aiment les estampes coquines, d'autres les oeuvres d'art classiques, moi, je collectionne frénétiquement ces estampes maudites et je les regarde, me nourrissant du trouble qu'ils me causent. C'est cet émoi, ce sentiment de commettre une infraction, presque un crime de conscience qui fait chanceler mon âme et me donne juste assez de fièvre pour retrouver la frénésie dont j'ai besoin pour créer.

    Je m'esquive enfin par la porte cachée du jardin. La ruelle m'accueille avec une brise qui balaie sur moi sable, poussière et feuilles mortes. Je m'assure que personne ne me voit sortir et m'éloigne, ma petite faute pressée contre le coeur.

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